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ALIÉNÉS

Un film sur la crise économique, les ravages du capitalisme et la victoire de l’individualisme ? Invasion Los Angeles de John Carpenter est pour toi.

D’abord je rappelle aux cinéphiles chevronnés de ne pas confondre Invasion Los Angeles avec Invasion USA, film culte où Chuck Norris dézingue du Ruskoff à tout va et sauve les Zétazunis de l’Amérique.

En VO, le film de Carpenter s’appelle « They Live », titre un peu moins con. Plus suggestif, plus puissant, plus ambigu. Qui est ce « they » ? Comme tout récit paranoïaque qui se respecte, Invasion Los Angeles ménage le suspense durant les 20 premières minutes mais expose très rapidement sa thèse : des aliens ont envahi la Terre à notre insu et propagent en nous une idéologie néolibérale qui endort nos esprits. On est en 1988 et Carpenter est légèrement remonté contre Reagan, Thatcher et consorts, qui ont définitivement tué le monde rêvé dans les années 60.

Ça parle de quoi ?

John, ouvrier au chômage, erre dans les rues de la cité des anges à la recherche d’un boulot. Après un détour par Pôle Emploi (accueil fort sympathique), il pige rapidement qu’il ne peut compter que sur lui-même et sa coupe de cheveux flamboyante. Embauché sur un chantier (image : on construit l’Amérique), il se lie d’amitié avec Frank, ouvrier syndiqué mais peu enclin au changement, qui l’emmène vivre dans son bidonville - la crise, déjà elle, est passée par là. Rapidement John s’interroge : qu’est-ce que signifient ces messages télévisés brouillés ? Pourquoi ce petit groupe se réunit-il si tard dans la nuit ? Qui est ce prêcheur et de quelle menace parle-t-il ? En découvrant par hasard un carton rempli de lunettes de soleil, son regard sur le monde va littéralement se transformer.

Avant on aimait mon brushing. Mais ça c'était avant.

L’Autre en plein champ

Loin des films paranoïaques des années 50 remplis d’araignées et de fourmis géantes ou de menaçantes soucoupes volantes, Invasion Los Angeles est avant tout un héritier du cinéma américain des années 70. L’Autre - en l’occurrence l’alien - n’est plus l’ennemi au-delà des frontières et donc hors champ (à tour de rôle le Russe, l’indien, le nazi - parfois un peu tout en même temps), mais vit au contraire parmi nous, à l’intérieur, c’est-à-dire dans le champ. Ici, impossible de déceler la moindre différence entre un alien et un humain. On pense forcément à L’invasion des Bodysnatchers de Don Siegel (1956) et à ses aliens prenant possession des corps en en éradiquant toute empathie pour créer une humanité « harmonieuse », « pacifiée », mais surtout aseptisée. Le film de Carpenter dénonce la façon dont le capitalisme a pris possession de nos esprits pour les vider de toute substance, sans pour autant verser dans l’apologie d’une autre idéologie (le syndicalisme ouvrier sert de révélateur mais ne mène pas à grand chose). Ce que nous dit Carpenter, c’est que le grand tour de force du capitalisme a été - et est toujours - de se faire passer pour ce qu’il n’est pas, notamment en subtilisant les mots du « camp adverse », ceux-là même qui permettaient de penser contre. Invoquer les thèses marxistes aujourd’hui vous fait au mieux passer pour un intellectuel déconnecté de son époque, au pire pour un dangereux anarchiste lobotomisé. Il faut lire à ce sujet le petit bouquin d’Eric Hazan, LQR (Seuil, 2006), qui synthétise brillamment la manière dont le néolibéralisme s’est imposé à nos esprits comme une idéologie incontournable, voire indépassable, par un lent travail lexical.

Révélations

Mais revenons à nos moutons. C’est en revêtant ses lunettes que John voit le monde tel qu’il est : gris, terne, et totalitaire. Tous les encarts publicitaires qui l’entourent révèlent leur véritable message. Une pub pour un ordinateur personnel ? « Obéis ». Des magazines people ? « Plie-toi aux règles ». Un supermarché ? « Consomme ». Une femme en maillot de bain sur une plage ? « Marie-toi et procrée ». Un billet de banque ? « Ceci est ton Dieu ». Surtout, ces lunettes lui permettent de voir le véritable visage des aliens (des squelettes, symboles d’une vie qui s’est enfuie). Garants de l’ordre moral, ils sont ceux qui « réussissent » - promotion, bons salaires - ou qui incarnent l’autorité (pas étonnant donc que la police soit noyautée par les aliens).

Le programme de l'UMP pour 2017

Le propos très noir d’Invasion Los Angeles est contrebalancé par la désuétude des protagonistes (le terme héros ne convient guère) et le procédé somme toute grotesque du récit (ça me rappelle Les secrets professionnels du docteur Apfelglück. Quelqu’un a vu ce film ?). Comme d’habitude, Carpenter n’oublie pas d’insuffler un peu d’humour et une distance critique salutaire.

Il évite aussi soigneusement de tout mettre sur le dos d’une soi-disante menace extérieure. Ce n’est pas un hasard si l’une des scènes les plus longues et fortes du film est un combat à main nu et à rondins de bois entre John et Frank, deux humains en chair et en os qui manquent de s’entretuer. Le coup de grâce viendra d’un humain (endoctriné) contre John. Comment faire société ? Comment s’unir ? Le système encourage la désunion, l’individualisme, la victoire du chacun pour soi. Tel était déjà le propos de La nuit des morts vivants de Romero en 1968 dans lequel les humains étaient incapables de s’entendre pour combattre la menace. Frank, au début du film, décrit de manière parfaitement lucide la disparition de la communauté au profit de l’individualisme qui tue à petit feu tout ce qui fait société. John, naïf, déclare alors, « I bellieve in America ». Carpenter aussi aimerait encore y croire, mais on comprend d’emblée qu’Invasion Los Angeles n’aura d’autre but que d’invalider cette croyance aveugle et somme toute dangereuse. L’ultime acte de bravoure de John aura-t-il les conséquences espérées ? Rien n’est moins sûr.

Police partout justice nulle part (ou un truc dans le genre)

On pense bien-sûr à Platon et son allégorie de la caverne : un prisonnier parvient à s’échapper de la caverne (le monde des illusions où il a toujours vécu) et revient chercher ses anciens compagnons qui ne croient pas un mot un seul de sa description du monde réel qu’il vient de découvrir.

C’est là la principale victoire du capitalisme : être pensé comme un système qui, s’il n’est pas parfait, n’en est pas moins indépassable, en dépit des injustices qu’il crée et sur lesquelles on ferme si facilement les yeux (écarts de richesse et de revenus, logique du profit infini, culte de la propriété privée et de la possession, exploitation des ressources, destruction progressive de la planète). 25 ans après, Invasion Los Angeles reste plus que jamais d’actualité. À voir ou revoir d’urgence.

Thomas Stoll

 

Dans Pendant les travaux le cinéma reste ouvert sur France Inter, Jean-Baptiste Thoret et Stéphane Bou ont consacré une excellente émission à John Carpenter cet été. Podcast en ligne.

 

Invasion Los Angeles (They Live)
USA / 1988 / 1h38
de John Carpenter
avec Roddy Piper, Keith David, Meg Foster
scénario Frank Armitage (aka John Carpenter)
Invasion Los Angeles
Tag(s) : #cinéma
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